samedi 3 janvier 2015

Trois générations chez Agache




Souvenirs de Monsieur Jean PRUVOST recueillis le 4 février 2014 par Jean-Pierre COMPERE et Daniel BROHY, avec une mise en forme de Philippe JOURDAN

Jean Pruvost



Fils unique, j'ai commencé mes études à Pérenchies durant la seconde guerre mondiale.
Après deux ans, je les ai continuées à Armentières. J'ai passé alors l'examen d'entrée à l'école professionnelle le 6 juin 1944. Nous étions  440 étudiants à nous y présenter car il n'y avait que deux écoles en France.
En 1947, après avoir découvert tous les corps de métier, de la menuiserie à l'électricité et de la forge à la fonderie, j'ai terminé mes quatre années sans réussir malheureusement à devenir ingénieur car il fallait une moyenne de 12. Par contre, pas de problème pour l'emploi. La fin des études donnait automatiquement une place dans le secteur industriel.
J'avais alors 17 ans. 
On me proposa une place de surveillant contremaître mais c'était dans les Pyrénées!
Je n'avais vraiment pas envie de partir. Une place de chronométreur devant se libérer à l'usine textile Agache de Pérenchies, je m'y suis précipité et j'ai commencé à "faire des petits bâtons".
Mes 4 années d'études n'avaient servi à rien!
En travaillant, on peut néanmoins arriver à tout. En 1972, je devenais cadre et je demeurais dans cette maison jusqu'en 1987!

J'ai eu beaucoup de chance. J'ai appris très vite le métier de chronométreur.
Je n'aimais pas ce travail mais cela m'a servi beaucoup car je voyais tous les gens travailler et je circulais dans toutes les salles. 
Un jour, le directeur, Monsieur VERHASSELT, me chargea d'une nouvelle fonction. Comme je connaissais bien l'usine et son fonctionnement, il m'informa que dorénavant, je serai chargé de faire visiter les installations lors de la venue de divers visiteurs et pas seulement dans l'usine de Pérenchies. 
Chaque jour, j'étais dans une usine différente. 
A Pérenchies, au départ, il n'y avait qu'une filature mais, par la suite, le groupe s'est agrandi : deux usines à la Madeleine, deux à Seclin, une à Armentières et quelques autres beaucoup plus petites.

Quand on achetait du lin, il était teillé chez Van Robeys à Quesnoy. Il arrivait alors à l'usine et en ressortait complètement confectionné.
Cela correspondait à 600 tonnes par mois, d'où les nombreux sites. 

Mon grand-père devait être un des ouvriers de France qui a travaillé le plus longtemps dans une entreprise. 
En effet, il avait commencé à l'âge de 11 ans. Il a terminé, après 63 ans de vie professionnelle chez Agache, à l'âge de 74 ans au poste de contremaître chef du peignage.
Il ne voulait pas partir mais le directeur de l'usine, Monsieur BARBIER l'a appelé dans son bureau et lui a déclaré : "Jules, la loi des 65 ans est arrivée et vous êtes obligé de prendre votre retraite!"
Mon grand-père lui répondit :"Ne dites pas que vous osez me mettre dehors!". Deux ans plus tard, après cette retraite forcée, il quittait cette terre n'ayant jamais admis cette fin d'activité qu'il jugeait comme un rejet.


Jules Pruvost , grand père de Jean Pruvost


Mon grand-père, mon père et moi-même avons totalisé 150 ans de présence chez Agache. 
Mon beau-père y travaillait aussi comme contremaître dans l'atelier de menuiserie.   
J'ai ainsi eu le bonheur de travailler à la fois avec mon père et mon grand-père mais aussi avec le père de celle qui deviendra mon épouse. 

Jean Pruvost avec son père en 1938

Vers 1950, ce fut le commencement de la décadence. 
Avant 1940, un kilo de lin coûtait une fois le salaire d'un ouvrier.
Le lin, quand il arrivait, était composé de fibres courtes ou longues. 
Les longues servaient à faire des draps de qualité supérieure.
Les courtes donnaient un fil plus grossier qui produisait des toiles de tentes et des draps de lit.
Ainsi, l'arrêt de la guerre d'Algérie a coûté à l'usine de Pérenchies 33% de sa production. Agache travaillait beaucoup pour l'armée. 

Quand on entrait dans l'usine, il y avait tout de suite à droite trois carderies, des lieux où l'on mettait la matière grossière dans des grosses pinces. On enlevait la poussière qui tombait dans le caniveau. On récupérait alors les étoupes qui partaient ensuite dans une salle où l'on réunissait les fibres en une sorte de ruban. Celui-ci prenait la direction de la filature au sec. On en faisait des mèches que l'on mettait sur de grandes bobines de bois qui partaient pour la filature où l'on obtenait le fil.




Pour les fibres longues, c'était différent. 
Les tiges faisaient environ 90cm de long. Le lin n'était jamais coupé mais arraché. Il était classé et selon son niveau partait pour le sec ou pour le mouillé. 
Le mouillé se faisait à Armentières. On le rouissait alors le long de la Lys.

Dans les années 50 la filature au mouillé

Beaucoup des lins traités à Pérenchies venaient de la région. Les meilleurs étaient ceux de Normandie. Un peu venait d'Egypte mais n'était pas de très bonne qualité.
Quand le lin arrivait au peignage, on le triait et on faisait des poignées de 150 à 160 grammes. Devant la machine, un  gars faisait les cordons. Il les mettait autour d'un bâton qui arrivait sur la machine. Un autre gars appelé "gars de machine" le prenait et le jetait dans des presses. Plus la machine avançait et plus le lin était peigné. On récupérait alors les lins les plus courts. Tout était récupéré. Rien n'était perdu.

Ensuite, le lin partait en filature. Il était bobiné et vendu en bobines. A Pérenchies, il prenait directement la direction du tissage.  
L'entreprise vendait aussi du fil à d'autres usines hors groupe.
Sur 600 tonnes de matière, on obtenait 1/3 de bon fil. Il n'y avait que 11% de perte. 
Ce qui ressortait de la filature au mouillé servait à faire des habits et du linge de maison.

Installation de conditionnement d'air - salle de bobinage

Quand le fil avait été tissé, il partait au Pont de Nieppe pour être mis en teinture puis revenait à Pérenchies à la confection pour être confectionné puis vendu.

Pendant mes premières années, il n'y avait pas de confection à Pérenchies. Celle-ci se faisait à Nieppe. Par la suite, Pérenchies l'a reprise. 

Dans l'usine, il y avait une voie de chemin de fer privée qui aboutissait à la gare. 
Il y avait aussi des voies de "comile" où des chevaux tiraient des wagonnets. Ils s'arrêtaient devant chaque salle avec un système de plaques tournantes. 

Dans l'usine, on travaillait aussi le chanvre.
C'était terrible! On parle des mineurs mais un fumeur qui y travaillait avait la gorge arrachée. C'était la seule salle où les ouvriers  avaient une prime de lait tous les jours.

En 1982, l'usine s'est lancée dans la toile de jute. Les Willot ont commencé à lancer des usines clef en main en Afrique et ailleurs. Quand la toile arrivait au Havre, elle coûtait moins cher que la matière première que l'on produisait et on a été obligé d'arrêter.

A La Madeleine, on trouvait le même fonctionnement. Je me souviens des deux derniers directeurs, Monsieur GABET et Monsieur LACHAT.
A Seclin, on faisait aussi de la corde.
A Comines, c'était de la ficelle et à Hellemmes, du fil à coudre.

On ne trouvait pas assez de fileuses. Alors, on est allé les chercher dans la région des mines. 
A la Madeleine, pour éviter des trajets trop longs et très nombreux, elles étaient logées à la semaine. 
Les femmes faisaient des ourlets de drap en 22 secondes.




L'usine aidait les associations de la ville. 
Tous les musiciens et les footballeurs qui travaillaient à l'usine avaient deux heures par semaine pour répéter ou s'entraîner. 
Je suis resté plus de 17 ans aux jardins ouvriers et 60 ans à l'harmonie Agache dont 13 ans comme président.
J'ai aussi participé à la création des "Amis d'Overath" dont l'objet était de créer des liens avec notre ville jumelle d'Overath, petite cité allemande à l'est de Cologne. 

Un jour, l'usine cessa de fonctionner. J'ai vu la fermeture de toutes les usines que je faisais visiter, les unes après les autres.
Je comprends que cela a été vécu comme un véritable cataclysme! 
5 000 personnes sur tous les sites ont perdu leur emploi dont 1 700 à Pérenchies!

Je me vois encore dans le dédale des bâtiments industriels faisant visiter ce qui fut un des fleurons de notre industrie textile française.
Agache, c'était Pérenchies. 
Pérenchies, c'était Agache. 


Agache a certes marqué Pérenchies.
Mais Agache a aussi marqué ma famille sur plusieurs générations... 

La rue Agache à côté de l'usine


Une rue interne à l'entreprise

Vue aérienne des Ets Agache et leur environnement



 

Années 50 : le lin peigné, la salle des peigneuses, la préparation et le bobinage
Sortie d'usine





Photos fournies par Anne-Marie LAMBIN sur la photothèque de l'association.







La vidéo ci-dessus, qui relate l'intégralité de l'entretien, a été réalisée par Alain LAMBIN et Gérard RICHARD à qui nous adressons tous nos remerciements.

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